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La création artistique numérique : un nouveau modèle de la mémoire ?

La question de l’archivage et de la préservation des données numériques apparaît comme particulièrement cruciale dans le domaine de la création artistique numérique (net art, littérature numérique…). La préservation des œuvres pose en effet un véritable problème à la fois théorique et pratique. Une création numérique n’est pas un objet, mais elle n’est pas non plus, le plus souvent, un simple événement borné dans le temps tel que peut l’être une performance ou une installation numérique. En fait, elle participe des deux aspects à la fois : objet transmissible, mais également fondamentalement processus qui ne peut exister que dans une actualisation.

Certains auteurs considèrent que leurs œuvres – notamment les œuvres en ligne –  ne sont pas destinées à perdurer, qu’elles portent en elles leur propre disparition. La labilité fait partie du projet artistique. Mais la majorité des œuvres ne revendiquent pas cette esthétique de la déréliction ou de la disparition. Que doit-on conserver dans de telles œuvres ? Se contenter de conserver le fichier original semble insuffisant pour la préserver, a fortiori si elle est générative ou interactive (le fichier informatique n’est pas l’œuvre dans la mesure où ce n’est pas ce qui est perçu par le lecteur). Sans compter que parfois, les œuvres en ligne présentent une dimension contributive : elles s’enrichissent des apports des internautes et évoluent continuellement…

L’initiative sur le web (http://vispo.com/bp) du poète canadien Jim Andrews pour préserver l’œuvre de poésie numérique First Screening de bpNichol (1984) est intéressante en ce qu’elle combine plusieurs stratégies. Ainsi Jim Andrews propose :

–          le programme informatique original codé avec Hypercard,

–          l’émulateur de la machine originale qui permet de rejouer le programme aujourd’hui (émulation),

–          une réécriture du programme (en JavaScript) pour pouvoir le jouer sur les machines actuelles sans émulateur (migration),

–          une reconstitution du rendu visuel de l’époque sous forme de vidéo QuickTime (simulation de l’événement).

En mettant à disposition ces approches complémentaires, Jim Andrews affirme que :

« the destiny of digital writing usually remains the responsibility of the digital writers themselves.» Ce serait ainsi aux auteurs eux-mêmes de mettre en œuvre les stratégies de préservation de leurs œuvres. Ce qui est dès lors intéressant, c’est d’observer le nombres d’auteurs qui reprennent quelques années plus tard leurs créations en ligne pour en proposer une recréation, une réinvention. C’est par exemple le cas d’Alexandra Saemmer pour Tramway (http://www.revuebleuorange.org/oeuvre/tramway). Cette pièce, dont la première version date de 2000, vient d’être réinventée par son auteur (dans une perspective de préservation), prenant en compte et poétisant l’évolution des formats et des systèmes.

En matière de préservation, Bruno Bachimont souligne que le numérique est sans doute le support le plus fragile et le plus complexe dans l’histoire de l’humanité. La valeur ajoutée du numérique n’est donc pas là où l’on croit. Le numérique n’est pas un support de préservation, mais est au contraire un enfer pour la préservation. En revanche, le numérique nous fait basculer dans un autre univers qui est un univers de la mémoire réinventée et non conservée. D’un point de vue anthropologique, ce modèle de la mémoire est plus riche et plus véridique que le modèle de l’imprimé qui est une mémoire de la conservation, du stockage (le livre que l’on range sur une étagère comme le souvenir que l’on rangerait dans une case du cerveau). Les sciences cognitives nous apprennent d’ailleurs que la mémoire ne fonctionne pas sur le modèle du stockage et de la conservation.

De ce point de vue, la création artistique numérique peut être considérée comme un bon laboratoire pour penser la préservation numérique : elle permet notamment de se poser les bonnes questions et met en exergue le numérique comme passage d’un modèle de la mémoire conservée à un modèle de la mémoire réinventée.

Enseignant-Chercheur UTC

Enseignant-Chercheur UTC

Serge Bouchardon est Enseignant-Chercheur à l’Université de Technologie de Compiègne. Il travaille sur l’écriture interactive et multimédia et est un conseillé avisé de Perfect Memory sur les questions de créations artistiques audiovisuelles numériques (montage, habillage, valorisation).

http://www.utc.fr/~bouchard/

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